La nuit de Christophe Boltanski à l’Africa Museum : « Il faut expliquer au visiteur comment ces pièces ont été acquises »

Par : Claire Fages

Alors qu’un nouveau directeur, Bart Ouvry, vient d’être nommé à la tête de l’Africa Museum de Tervuren, près de Bruxelles, notre invité est Christophe Boltanski. Le journaliste et écrivain français a récemment publié un récit, King Kasaï, inspiré par sa nuit passée dans cet ancien musée du Congo belge totalement réaménagé. 

RFI : Votre récit s’intitule King Kasaï, c’est le surnom de l’éléphant empaillé dans les années 50 qui trône toujours dans ce qui est devenu l’AfricaMuseum. Comment vous est venue l’envie de passer une nuit dans ce musée ?

Christophe Boltanski : Ce musée, je l’avais découvert dix ans plus tôt, à l’occasion d’un autre livre intitulé Minerais de sang. Je m’étais rendu dans ce musée parce que les Belges, au moment de l’indépendance, ont tout emmené avec eux, toute la mémoire de ce pays, y compris les archives minières. Et j’avais découvert un lieu absolument stupéfiant, un musée colonial, qui n’avait quasiment pas changé depuis son inauguration en 1910. Et donc, quand j’ai appris que ce musée avait été fermé pour être officiellement décolonisé, je me suis demandé : mais comment on fait pour décoloniser un musée colonial ?  Je me suis retrouvé dans un lieu qui était plongé totalement dans l’obscurité, et la première chose que j’ai vu, c’était, avant même de rentrer dans ce musée, les tombes vides de sept Congolais morts en 1897 lors d’une exposition universelle. L’origine de ce musée, c’est d’abord ce zoo humain, des villages qui ont été recréés dans le parc. De très nombreux Congolais sont tombés malades et sept d’entre eux sont morts de pneumonie et ce sont leurs tombes que l’on voit adossées à cette église.

Vous convoquez les récits de Joseph Conrad, mais aussi d’Hergé. Selon vous, il s’est particulièrement inspiré de ses visites au musée de Tervuren…

Oui, d’abord Conrad, parce qu’il y a ce roman qui m’accompagnait dans cette nuit, qui s’appelle Au cœur des ténèbres, c’est un homme qui remonte le fleuve Congo à la recherche d’un chef de station qui est devenu fou, qui s’appelle Kurtz. Et moi, j’ai eu ce sentiment également de faire un voyage dans ce musée, je le raconte effectivement comme une sorte d’exploration dans les tréfonds de notre mémoire. Et également, quand vous rentrez dans ce musée, la première chose que vous découvrez, c’est un cimetière de statues. C’est-à-dire que le musée a essayé de déplacer les statues les plus choquantes, et parmi elles, il y a une statue qui s’appelle « L’homme-léopard », qui est particulièrement effrayante, et qui a inspiré Hergé pour son premier album, les Aventures de Tintin au Congo. Hergé ne s’est pas rendu au Congo, pas plus que le roi Léopold II qui est à l’origine de ce musée, mais il s’est rendu au musée de Tervuren. Il a donc dessiné les pirogues, les masques, les animaux, etc… En fait, cet album pourrait même s’appeler les Aventures de Tintin à Tervuren. J’ai compris, en voyant cette statue, que je ne visitais pas le Congo, évidemment, dans ce musée, mais que je visitais tous les stéréotypes et tous les clichés que l’on a accolés à cette partie du monde.

Vous décrivez comment l’AfricaMuseum a été repensé, mais vous n’êtes pas convaincu par cette nouvelle mise en scène dans le musée. Est-ce qu’un musée bâti à la gloire de la colonisation peut réellement faire sa mue ?

C’est presque impossible. Déjà, Léopold II est présent absolument partout dans ce musée. Son monogramme, qui est représenté par un double L, est gravé sur les murs, sur les plafonds, à 45 reprises. Et en plus, vous avez les statues les plus choquantes, qui sont des allégories représentant la Belgique apportant la civilisation et la foi chrétienne à de bons sauvages, et qui, parce que ces allégories sont situées dans des alvéoles, qu’elles font partie des murs et que le bâtiment est classé, ne pouvaient pas être déplacées. Donc on a essayé d’abord de faire contrepoids avec des œuvres contemporaines, puis on les a masquées par des voiles. Je trouve que c’est assez représentatif de toutes les gênes, de tous les dénis que l’on a à regarder cette histoireAu départ, les responsables du musée souhaitaient qu’il n’y ait même pas de salle historique sur le passé colonial de la Belgique. De nombreuses voix se sont élevées pour dire que ce n’était pas possible, qu’il fallait absolument qu’il y ait un espace qui lui soit dédié. Donc il y a une petite salle qui lui est impartie, mais qui est assez frustrante, parce que finalement, il n’y a pas grand-chose, et les pièces à conviction, parce qu’on parle quand même de crimes, on parle de ces sociétés concessionnaires qui ont obligé les populations à ramener du caoutchouc, et ceux qui ne pouvaient pas ramener leur quota étaient tués, et pour s’assurer que les balles avaient été bien utilisées, il fallait que les sentinelles coupent la main de leurs victimes.

Et donc, on a ces photos qui ont été prises par une missionnaire anglaise qui sont absolument terrifiantes. Elles sont présentes, mais il faut vraiment les chercher. Il faut appuyer sur des écrans tactiles, elles apparaissent mais en tout petit, alors qu’elles devraient être au cœur de cette salle dans la mesure où des historiens estiment qu’il y avait sans doute vingt millions d’habitants en 1885, au moment de la colonisation, et que 25 ans plus tard, ils étaient moitié moins.  

L’AfricaMuseum, ce sont aussi des dizaines de milliers de masques, statuettes, boucliers, objets rituels, dont beaucoup ont été pillés au Congo. Faut-il accélérer leur restitution aujourd’hui ?   

La première chose qu’il faut faire d’abord, je pense, c’est expliquer aux visiteurs comment ces pièces ont été acquises. Quand moi, j’ai passé cette nuit, il y a une fameuse statue, ce qu’on appelle un fétiche à clous. Sur le cartel il était indiqué que ce fétiche à clous avait été collecté par un certain Alexandre Delcommune. Il s’agit d’un aventurier qui en fait ne l’a pas collecté : il a attaqué un village et il a compris que cette statue avait du pouvoir, et donc il s’est emparé de cette statue comme on prend un otage. Quand je suis retourné pour la sortie de ce livre, j’ai vu qu’ils avaient changé le cartel : maintenant le mot qui est utilisé, c’est « seized », donc ça a été « saisi ». On voit qu’il y a du progrès, mais on est encore loin de la réalité. Ensuite, la question de la restitution : je pense que les Belges sont beaucoup plus en avance que les Français. Il y a tout un travail justement pour identifier l’origine de ces pièces et les négociations qui sont très bien engagées avec la République démocratique du Congo. Je crois qu’en France, on est encore très très loin de cela, mais en tout cas cette question-là, on ne pourra pas y échapper.

A lire sur : INVITÉ AFRIQUE La nuit de Christophe Boltanski à l’Africa Museum : « Il faut expliquer au visiteur comment ces pièces ont été acquises » https://www.rfi.fr/fr/podcasts/invite-afrique/20230319-christophe-boltanski-et-sa-nuit-a-l-africa-museum-il-faut-expliquer-au-visiteur-comment-ces-pieces-ont-ete-acquises

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