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JUSTICE : Un entrepreneur belge, suspecté de trafic de matériel militaire, roulait pour les services de renseignement

© Belga

Par Sébastien Georis

Le 13 septembre 2022, le Belge Thierry Lakhanisky, homme d’affaires spécialiste des gros hélicoptères de transport, était arrêté pour son implication supposée dans le commerce d’armes de guerre. La RTBF révélait alors les suspicions de la justice quant au rôle joué par cet entrepreneur de Lasne dans l’acheminement de matériel militaire vers des pays frappés d’embargo en Afrique et au Moyen-Orient.

Près de 6 mois plus tard, Thierry Lakhanisky est toujours incarcéré sous le régime de la détention préventive à la prison de Saint-Gilles. Trois personnes sont inculpées dans ce dossier.

Projet lié à un potentiel coup d’État en RDC

Les enquêteurs se penchent principalement sur des faits datant de l’été 2021. Parmi les activités suspectes figurent celles liées à des velléités de putsch en République démocratique du Congo, selon des informations récoltées par la RTBF.

Les termes du mandat d’arrêt décerné le 14 septembre à l’égard de Thierry Lakhanisky et d’autres suspects font état « des contacts et des liens qu’ils paraissent entretenir avec l’ex-général Numbi, dans ce qui pourrait être un projet lié à un potentiel coup d’État organisé par ledit général, proche du clan Kabila, au Katanga ». Les premières lignes du mandat mentionnent aussi des « démarches entreprises pour obtenir des cartes d’état-major du Congo, de la Zambie et du Zimbabwe à l’échelle 1 : 25 000 ».

Thierry Lakhanisky se défend aujourd’hui, par la voix de son avocat Emmanuel De Wagter, en avançant « qu’ il ne s’agissait pas d’armer des rebelles mais bien de sécuriser un référendum d’initiative populaire au sujet de l’indépendance du Katanga ».

Le dossier judiciaire belge mentionne des informations à propos d’un projet de coup d’État dans la région minière du Katanga. © Belga

Le Katanga, au sud de la République démocratique du Congo, est une région riche en minerais comme le cuivre et le cobalt. Des mouvements séparatistes militent de longue date, parfois avec les armes, pour l’indépendance de cette partie du Congo. En 1960, le Katanga avait fait sécession, appuyé notamment par le groupe belge « Union minière du Haut Katanga », provoquant une guerre civile. Les indépendantistes bénéficiaient à l’époque du soutien de la Belgique qui possède au Katanga d’importants intérêts économiques et stratégiques.

Une enquête menée dans un contexte géopolitique particulier

Originaire de l’endroit, John Numbi a, par le passé, occupé les fonctions de chef de la police et de l’inspection générale des forces armées congolaises. Aujourd’hui, il est recherché par la justice de son pays. L’ex-général est suspecté d’avoir joué un rôle dans l’assassinat d’un défenseur des droits humains et de son chauffeur en 2010. Les autorités désormais en place en RDC veulent aussi l’entendre à propos des charges de « détention illégale d’armes et munitions de guerre, association des malfaiteurs, désertion à l’étranger et violation des consignes »rapportait RFI (Radio France internationale) en décembre dernier.

À lire aussi Congo 1960 – épisode 9 : le 6 juillet 1960, le Congo s’embrase

La situation généralement instable au sud et à l’est de la RDC, la proximité des prochaines élections prévues en fin d’année, l’histoire du Katanga et de ses liens avec la Belgique, ainsi que la personnalité de John Numbi inscrivent le dossier dans un contexte géopolitique particulier. D’autant qu’afin de mieux cerner les agissements de Thierry Lakhanisky et des autres suspects, les enquêteurs sont allés fouiller jusque dans des bureaux de la Défense.

Perquisition au SGRS, le service de renseignement de l’armée

En septembre 2022, lorsque la justice belge décide d’intervenir dans les affaires suspectes de Thierry Lakhanisky et de membres de son entourage, une quinzaine de perquisitions sont diligentées dans des immeubles occupés par les personnes visées. Mais pas seulement… Le SGRS (Service Général du Renseignement et de la Sécurité), le service belge de renseignement militaire, reçoit aussi la visite d’officiers de police judiciaire.

La descente est opérée avec l’appui du service d’enquête du Comité R (Comité permanent de contrôle des services de renseignement). Ce jour-là, les enquêteurs embarquent 11 dossiers classés « secret », soit des milliers de documents en format papier ou numérique. Un nombre important de ces pièces, remontant pour certaines aux années 2000, sont liées de près ou de loin à Thierry Lakhanisky.

Son nom circule en effet depuis des années au SGRS et à la Sûreté de l’Etat (VSSE), le pendant civil en matière de renseignement. Était-il une cible, suivie par les services belges parce qu’elle aurait pu constituer une menace ? Ou s’agissait-il d’une source, c’est-à-dire d’un informateur de ces services ?

Thierry Lakhanisky coopérait avec les services belges de renseignement

De deux canaux indépendants, la RTBF apprend que Thierry Lakhanisky était, depuis « plus de 20 ans », une source rémunérée par les services de renseignement en échange d’informations. Il a coopéré de manière parfois concomitante avec la Sûreté de l’Etat et le SGRS, puis avec le SGRS principalement. L’homme suscite l’intérêt car il s’est construit au fil des ans un épais carnet d’adresses lui permettant d’intervenir dans différents types de transactions ou « missions de consultance » à travers le monde, par exemple en matière de transports sensibles.

Un procès-verbal rédigé après la perquisition au SGRS tend à confirmer ce statut d’informateur. Le PV reprend les propos d’un membre du service qui évoque des rémunérations octroyées à Thierry Lakhanisky. Les montants suggérés, dont la RTBF a eu vent, semblent dérisoires mais il est possible que la collaboration prenne aussi la forme d’échange de services, selon un observateur du monde du renseignement.

Le PV initial relatant des supposées rémunérations pour Thierry Lakhanisky n’a fait qu’une brève apparition dans le dossier judiciaire. Il a ensuite été modifié car les informations reprises seraient classifiées. Autrement dit, seules les personnes habilitées auraient dû y avoir accès. Or, au niveau de la justice (greffiers, avocats, …) et de la police, beaucoup ne possèdent pas l’habilitation de sécurité permettant de prendre connaissance d’éléments classés « confidentiel » ou « secret ».

Procès-verbal modifié

Cette modification de procès-verbal, pour l’expurger du paragraphe reprenant les données supposées classifiées relatives aux liens entre Thierry Lakhanisky et le SGRS, pourrait constituer un problème au niveau de la procédure judiciaire. « La modification a été réalisée à l’insu de tous et de manière contestée », selon le point de vue de l’avocat de Thierry Lakhanisky, Emmanuel De Wagter. Celui-ci a dès lors introduit en date du 10 janvier 2023 une plainte avec constitution de partie civile pour « faux procès-verbal » et « usage de faux ». Sollicité par la RTBF, le parquet de Bruxelles indique avoir en effet reçu une telle plainte.

Par ailleurs, une demande de récusation du juge d’instruction a été formulée fin 2022. La requête en récusation n’ayant pas été suivie par la cour d’appel, les débats se sont prolongés récemment en cassation. La procédure à ce niveau étant essentiellement écrite, la Cour de cassation rend le plus souvent sa décision le jour de l’audience. Dans ce dossier, elle a décidé de prendre le temps de la réflexion. L’arrêt sera prononcé ce mercredi 8 mars.

Contacté par nos soins, Emmanuel De Wagter confirme avoir entrepris ces démarches. Il ne souhaite ni les préciser, ni les commenter davantage pour l’instant. Néanmoins, il concède que « s’il est avéré que mon client a travaillé pour les services de renseignement belges, donc dans l’intérêt de notre sécurité à tous, cela donne une autre lecture du dossier que celle qui conduit à le dépeindre comme un affreux trafiquant d’armes, ce qu’il conteste ».

Que savait le SGRS ?

Les services belges de renseignement étaient informés par Thierry Lakhanisky dans divers dossiers dont la RTBF n’a pas connaissance. Étaient-ils au courant de ses interventions pour la fourniture de matériel militaire en Afrique et au Moyen-Orient ? Dans le cas de la République démocratique du Congo au moins, la réponse est oui, selon deux interlocuteurs rencontrés séparément.

Au début des années 2000, Thierry Lakhanisky est intervenu via sa société « Skytech » auprès des forces régulières en République démocratique du Congo. Il a par exemple endossé un rôle de conseiller pour la force aérienne congolaise, à une époque où John Numbi était officiellement en poste. La RDC souhaitait alors remettre en ordre les hélicoptères russes MI-26 en sa possession. Plus récemment, Thierry Lakhanisky aurait entretenu des liens avec John Numbi, désormais « ex-général », dans un tout autre contexte : celui d’une tentative de coup d’État au Katanga. C’est ce que soupçonnent les enquêteurs.

Thierry Lakhanisky entretenait des contacts avec l’ancien général congolais John Numbi. © Belga

Ces différents contacts et activités n’étaient pas inconnus de la Sûreté de l’Etat, selon nos informations. Mais ces dernières années, Thierry Lakhanisky collaborait surtout avec le SGRS. Et le service de renseignement militaire ne semble pas avoir voulu mettre un frein à sa coopération avec Thierry Lakhanisky en RDC, « que du contraire », nous apprennent plusieurs sources.

Pourquoi ? « Il s’agissait sans doute de garder une ouverture, de ne pas être aveugle sur ce qui se tramait et de consolider la position d’information historiquement forte de la Belgique en RDC », avance un interlocuteur à la RTBF. « Cela ressemble à une opération secrète périlleuse vu la situation instable de la RDC et le passé belge sur place », juge plutôt un autre. En tout cas, Thierry Lakhanisky a pu interpréter l’attitude du SGRS à son égard comme une « couverture » ou un « blanc-seing », estiment les deux.

Le SGRS ne s’implique jamais dans de quelconques activités visant à la déstabilisation d’un État

L’enquête judiciaire se poursuit mais, à ce stade, aucun membre du Service Général du Renseignement et de la Sécurité n’a été inculpé. Faisant suite à notre demande de réaction, le SGRS note tout d’abord ceci : « des informations relatives à de possibles projets de sécession katangaise parviennent régulièrement au SGRS. Selon leur crédibilité et fiabilité, le Service en informe les autorités compétentes. Jusqu’à ce jour, nos analyses évaluent cette menace comme peu probable ».

Tenu par le cadre légal et par ses exigences opérationnelles, le SGRS ne communique pas sur ses opérations et ses activités. Cependant, le service de renseignement militaire tient à souligner que « le SGRS ne s’implique jamais dans de quelconques activités visant à la déstabilisation d’un État ».

En conclusion de la réaction écrite qui nous a été transmise, « le SGRS réaffirme sa volonté immuable d’appuyer les autorités judiciaires dans tout dossier qu’elles jugeraient opportun, en étroite collaboration et sous le contrôle du Comité R ».

La RDC et la Libye

Les recherches de la justice belge ne se limitent pas aux interventions au Katanga. Les enquêteurs s’intéressent aussi beaucoup à des ventes de matériel militaire à des pays sous embargo, comme la Lybie.

Des achats de matériel au Pérou sont aussi scrutés car ils auraient été réalisés à l’aide des faux documents en passant par des sociétés prête-noms. La justice suspecte une tentative de contournement des règles encadrant les activités de courtage en armes (activités qui visent à faciliter et organiser des transactions).

A la suite de la faillite de ses sociétés « Skytech » en février 2022, Thierry Lakhanisky a perdu la licence de courtier en armes qui lui avait été octroyée en février 2008. Il n’était donc plus autorisé à exercer des missions d’intermédiaire dans ce domaine. « Il tentait de réhabiliter ses sociétés et de récupérer sa licence lorsqu’il a été arrêté », affirme aujourd’hui son avocat. Emmanuel De Wagter souhaite préciser que « cette licence lui permettait aussi d’intervenir dans des opérations d’aide urgente dont certaines ont été menées avec succès à la demande d’organisations internationales réputées ».

« Cage »

Les enquêteurs de la police judiciaire fédérale, souvent inventifs au moment d’attribuer un nom de code à leur dossier, ont choisi le nom « Cage » pour cette affaire. Une référence à l’acteur Nicolas Cage et à son rôle dans le film « Lord of War » (Seigneur de Guerre), inspiré par le parcours du célèbre trafiquant d’arme russe Viktor Bout.

Le nom d’un dossier, plus facile à mémoriser qu’un numéro dans la pile des affaires en cours, ne dit rien du contenu des investigations, de leur déroulement et de leur issue. Dans le cas de « Cage », l’enquête n’est pas un long fleuve tranquille. Elle est complexe et sensible, vu les acteurs en présence. L’affaire voit s’opposer deux intérêts : celui de la recherche et de la poursuite d’infractions, qui est la mission de la police et de la justice et celui de la collecte d’informations dans des milieux souterrains, une mission des services de renseignement qui supposerait de parfois ménager leurs sources.

Contacté, le parquet fédéral, en charge de l’enquête, ne souhaite pas commenter les investigations toujours en cours. La Sûreté de l’Etat n’a pas désiré réagir car elle « s’abstient toujours de commentaire lorsqu’il est fait état de dossiers individuels ».

Article à lire sur Un entrepreneur belge, suspecté de trafic de matériel militaire, roulait pour les services de renseignement https://www.rtbf.be/article/un-entrepreneur-belge-suspecte-de-trafic-de-materiel-militaire-roulait-pour-les-services-de-renseignement-11155687

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