Par Innocent LUMBAHEE
Le téléphone fixe à côté de moi sonne. Lorsque je décroche, j’attends la voix grave de Léonard Mulamba.
« Innocent, tu peux venir dans mon bureau », me dit-il.
Nous venons à peine de sortir de la conférence de rédaction de 8h00. Souvent ce genre d’appel du Rédacteur en chef amène soit au changement de sujet vous confié pour le traitement ou à un ajout si on n’en a pas de si grand. Ce mardi 02 juin 2010, je dois traiter un sujet sociétal de routine : questionner les responsables de la Société Nationale d’Electricité (SNEL) sur le délestage devenu fréquent dans plusieurs quartiers de la capitale.
« Ecoute, tu dois mettre au frigo ton sujet sur la SNEL. Il n’est pas périssable », me dit Léonard Mulamba. Constatant mon attitude apparemment bougre, il ajoute : « nous avons un sujet important qui me vient de tomber ».
« Un crash d’avion ou un coup d’Etat », ironisé-je, en souriant.
« Jeef Ngoy vient de recevoir un coup de fil des amis de Nelson Mandela qui s’inquiètent sur le sort du numéro Un de la Voix de Sans Voix, Floribert Chebeya. Ce dernier était convoqué hier lundi à l’Inspection Générale de la Police. Selon l’informateur de Jeef, Chebeya est allé répondre à cette invitation. Mais depuis, on n’a plus de ses nouvelles ni de celles de son chauffeur. Occupe-toi de ce sujet parce que Jeef est déjà sur deux autres. Appelle la VSV et vérifie auprès de la police ».
« Que s’est-il passé exactement, est-il arrêté par la police ou a-t-il disparu », demandé-je à Léonard Mulamba pour bien comprendre le sujet que je dois traiter.
« C’est ce que nous voulons que tu découvres », me répond-il.
Au sortir du bureau du rédacteur en chef, je demande à Jeef Ngoy le numéro de sa source. J’appelle et tombe sur un certain Robert Ilunga qui se dit président de l’ONG de Défense des Droits de l’Homme « Les Amis de Nelson Mandela ». Il m’explique que monsieur Chebeya a émis son dernier SMS vers 17h30 à partir du bureau du protocole du général John Numbi, N°1 de la Police Nationale Congolaise (PNC), où il attendait d’être reçu en audience sur invitation de ce dernier. Mais jusque maintenant, personne ne l’a revu. Même son chauffeur est porté disparu.
Après ces éléments d’information, j’entrepris la première démarche en appelant le Major Lole, porte-parole de la PNC. Il est familier avec la Radio Okapi. Il me fait savoir qu’il n’est pas au courant de cette info et me passe le numéro de monsieur Mukalay qui, me dit-il, est le Directeur de Cabinet du général John Numbi. Immédiatement je l’appelle. Monsieur Mukalay me demande de lui accorder cinq minutes, le temps me dit-il, pour lui permettre de vérifier auprès du protocole.
« Ecoutez, le protocole me fait savoir que le nom de la personne que vous citez ne figure pas dans le registre des audiences de l’Inspecteur Général », me répond monsieur Mukalay quand je le rappelle cinq minutes comme recommandé.
« Mais ses collaborateurs confirment qu’il a reçu bel et bien l’invitation de monsieur l’Inspecteur Général et qu’il y a répondu hier », insisté-je pour lui faire voir le sérieux des éléments d’information à ma possession. Et je lui ajoute : « avant de venir au Quartier Général de la police et lorsqu’il y est arrivé, il ne faisait que communiquer avec ses collaborateurs et sa femme par SMS ».
« Accordez-moi encore quinze minutes, je revérifie auprès d’autres services », me dit le directeur de cabinet du général John Numbi.
En attendant que les quinze minutes s’écoulent, je navigue sur internet pour me nourrir des informations que Radio Okapi n’a pas eu à sa portée. Rien de spécial sur la RDC. La plupart de sites commentent les préparatifs de la fête de l’indépendance dont l’organisation est confiée au Commissariat du Cinquantenaire chapoté par le général Denis Kalume. Sur le dos de ce dernier, beaucoup d’organisations non gouvernementales des droits de l’homme, y compris la VSV, collent le massacre des adeptes du mouvement politico-religieux Bundu dia Kongo (BDK), dans la province du Bas-Congo en 2007 quand il était ministre de l’intérieur.
En effet, le 31 janvier et le 1er février 2007, des partisans du BDK cherchent à protester, sur appel de leur chef spirituel, Ne Muanda Nsemi, contre la corruption présumée durant les élections au poste de gouverneur du Bas-Congo. L’appel de Ne Muanda Nsemi, lui-même challenger à ces élections, recommande la suspension de la vie normale pendant une journée dite « journée morte ».
Toutefois, dans de nombreux cas, des manifestants du BDK, armés de matraques et de bâtons, ont participé à des actes violents et illégaux. Ils ont tué dix officiers de la police et soldats ainsi que deux civils, ont pénétré de force et ont pillé des bâtiments gouvernementaux, et ont érigé des barricades afin de bloquer la circulation sur les routes.
En réaction, des militaires et policiers dépêchés par Kinshasa mènent une véritable expédition punitive, réprimant les manifestants avec un usage excessif de la force, tuant plus de cent civils et faisant des vingtaines de blessés à Muanda, Boma, Matadi et Songololo. Condamné par les ONG de défense des droits de l’homme d’avoir fait recours à une force disproportionnée et inadéquate contre les manifestants et d’autres civils en violation des normes internationales des droits humains, le gouvernement congolais cherche à justifier ses actions en inscrivant les événements dans le contexte d’une insurrection armée par le BDK.
Le gouvernement soutient que le BDK est une milice armée avec des liens à des groupes d’insurgés dans les pays voisins Angola et Congo-Brazzaville, qu’il a établi un camp de formation militaire à Kiala Mungu, et qu’il cherche à renverser le gouvernement. Des allégations qui ne convainquent pas, faute de preuves matérielles, les ONG de défense de droits de l’homme, y compris la VSV qui demande à la Cour Pénale Internationale (CPI) de se saisir du dossier.
Lorsque je rappelle, quinze minutes après, le directeur de cabinet de l’inspecteur général de la police, je l’entends vociférer avant de dire allo au bout du fil : « c’est encore Radio Okapi, vous n’avez pas trouvé ce qu’elle cherche ? ». Visiblement une adresse à ses subalternes.
« Cher ami, me dit-il, je te passe le numéro du colonel Daniel Mukalay, c’est lui le chef de services spéciaux de la police ».
Les services spéciaux de la police ont l’équivalence de la redoutable Brigade Spéciale de Recherche et Sécurité (BSRS) du temps de feu Maréchal Mobutu. Ses éléments sont chargés de réprimer les brigands, les criminels mais aussi faire peur et « corriger » les opposants au régime même si officiellement on ne l’admet pas.
« Bonjour mon colonel », c’est Radio Okapi.
« Oui Radio Okapi, que puis-je faire pour vous », me demande gentiment le colonel Daniel Mukalay.
Je lui explique qu’un activiste des droits de l’homme du nom de Floribert Chebeya, directeur exécutif de la Voix de sans Voix était invité à l’Inspection Générale de la Police. Il s’y est rendu hier. Mais on n’a plus de ses nouvelles.
« Invité par qui », questionne le patron des services spéciaux de la police.
« Par le général John Numbi », disent ses collaborateurs. Un agent de la police est passé vendredi à leur bureau transmettre ladite invitation.
« A ce que je sache, c’est lui qui a sollicité de rencontrer l’Inspecteur Général et pas le contraire », me fait remarquer le colonel Daniel Mukalay.
« Soit ! Mais il était hier à son bureau pour le rencontrer ».
« Laissez-moi le temps de vérifier ».
« Combien de temps, mon colonel ? ».
« Rappelez-moi dans trente minutes ».
Pour tuer le temps, je rentre sur internet et lis des mails. Je prends aussi soin de faire rapport au rédacteur en chef de l’avancement de mon sujet. Au bout de trente minutes, je rappelle le colonel Daniel Mukalay. Il sollicite encore quinze. Là nous tendons vers 11h00. Et par quatre fois, l’officier de la police m’a demandé de le rappeler, le temps pour lui de réunir les éléments d’information. Exaspéré enfin par mes appels, il me demande : « vous avez dit qu’il s’appelle comment ? ».
« Floribert Chebeya », répété-je.
« Ecoutez, mes services me renseignent qu’un corps sans vie d’un monsieur correspondant à cette identité est découvert à Mont-Ngafula vers le cimetière de Mbenseke. Vous le connaissez personnellement ? ».
« Personnellement non, mon colonel. Pourquoi ? ».
« Parce qu’on me dit qu’on l’a découvert dans des conditions pas très bien. Apparemment il a eu une dispute avec une femme ».
« Je ne connais pas sa vie, malheureusement ».
« O.K, je vous passe le numéro de téléphone du commandant qui gère ce secteur pour des amples informations. C’est le colonel Jean-petit».
Après notre conversation téléphonique avec le patron de services spéciaux, j’entre dans l’aquarium –c’est comme ça que nous appelons le bureau du rédacteur en chef et ses adjoints, tout simplement parce qu’il est vitré comme un aquarium– voir Léonard Mulamba et lui communiquer mon pressentiment.
« Ils l’ont tué ! » s’écrie-t-il.
« C’est vrai parce que le colonel Daniel Mukalay avec ses « rappelez-moi » me semblait dans l’indélicatesse de lâcher cette information qu’il aurait pu me livrer à mon premier coup de téléphone », dis-je à Léonard Mulamba, lui promettant de poursuivre mes investigations.
Au sortir de l’aquarium, j’appelle le colonel Jean-petit et lui expose notre préoccupation. Il me fait savoir qu’il est à bord d’un taxi, si je peux le rappeler dans une quinzaine de minutes. Timing habituel de la police !
« Non, je suis désolé car je ne saurai répondre à votre préoccupation, me dit au téléphone l’officier de la police après que je l’ai rappelé comme me recommandé. Nous ne sommes pas autorisés à parler aux médias », ajoute-t-il.
« Je le sais, mon colonel. Je ne vais pas vous enregistrer. J’ai juste besoin de quelques éléments d’information », le rassuré-je.
« Désolé, désolé », rétorque-t-il en raccrochant.
Je reste le combiné du téléphone collé à l’oreille cherchant une astuce pouvant fléchir le colonel Jean-petit à parler. Sinon, on n’aura pas suffisamment d’éléments pour annoncer cette tragédie. Pendant que je tourne mon cerveau, une idée me vient : « dis-lui que le général Jean de Dieu Oleko l’oblige à parler ». Ce dernier est l’inspecteur provincial pour la ville de Kinshasa. Il est très familier à Radio Okapi que presque chaque mois il passe sur ses antennes pour expliquer soit les questions liées à la sécurité ou répondre aux accusations portées contre la police. J’appuie sur redial pour rappeler le colonel Jean-petit. Dès qu’il décroche, je lui dis l’idée qui m’était venue en tête et il cède.
« Tout ce que je peux vous dire c’est que mes hommes en patrouilles ont découvert vers 5h00 un corps sans vie d’un homme à bord d’une Mazda 626. C’est à Mitendi, lorsque vous dépassez le cimetière de Mbenseke en allant vers le Bas-Congo. Il avait le pantalon baissé, quelques capotes utilisées à côté, mais aussi des brides des mèches et ongles de femme. On dirait qu’il s’est disputé avec femme ou a eu un problème avec quelqu’un au sujet d’une femme ».
« Et qu’est-ce vous avez fait de ce corps ? » l’interrogé-je.
« On l’a amené à la morgue de l’hôpital général de Kinshasa, ex-maman Yemo. Sa voiture est à la police criminelle au camp Lufungula ».
« Est-ce que vous êtes sûr qu’il s’agit de monsieur Chebeya » ?
« En tout cas les identités trouvées dans sa voiture, renvoient à lui ».
« Merci mon colonel, souffrez que je vous rappelle si besoin d’un autre détail s’impose », lui dis-je avant de raccrocher.
J’ai dû rapporter cet entretien avec l’officier de la police de Mont-Ngafula à Léonard Mulamba et lui signifier ma détermination d’arriver au camp Lufungula à la police criminelle et à la morgue de l’hôpital général de référence.
« Fais grandement attention à toi, je ne souhaite pas que tu subisses le même sort que Chebeya. Avise-nous dès que tu arrives au camp Lufungula et aies ton téléphone ouvert ».
« Je serai prudent, très prudent », lui rassuré-je pour dissiper sa crainte.
Léonard appelle au téléphone le dispatcher et lui enjoint de me donner un véhicule UN. Avec ce véhicule d’United Nations, estime-t-il, il y a beaucoup de chance de dissuader les mal intentionnés. Mais souvent lorsqu’il faut se camoufler et passer inaperçu là où la Monusco est indésirable, Radio Okapi fait recours généralement aux véhicules sans mention de la Fondation Hirondelle.
C’est le chauffeur John Gamani qui doit m’amener au camp Lufungula. Celui-ci, anciennement habité par les gendarmes, est devenu depuis l’avènement de l’Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo (AFDL) qui a renversé le régime de Maréchal Mobutu, une caserne des policiers. Mais il abrite également les bureaux de certaines branches de la police, notamment la Police criminelle.
Je m’adresse aux policiers postés à la guérite. Ils m’indiquent un bureau. Je me présente aux policiers en civil trouvés dans ce bureau et leur expose l’objet de ma visite. L’un d’eux me répond :
« Ce n’est pas ici. Regarde de l’autre côté un peu loin, il y a une voiture garée. Adresse-toi là-bas, ce sont eux qui ont ce dossier-là ».
Dans le bureau que je venais de quitter tout comme dans celui que l’on m’a indiqué, les hommes que je trouve sont toujours en tenue civile. Sans doute un mode opératoire pour éviter d’être identifiés facilement sur terrain !
« C’est pour lui la voiture que tu vois dehors là. Me répond un des occupants de ce bureau, visiblement le gradé de tous. Nous avons été alertés et nous sommes allés constater et récupérer son corps sans vie. Nous l’avons déposé à la morgue à Mama Yemo ».
Mama Yemo, du nom de la mère du feu président Mobutu, est l’ancienne appellation de l’hôpital Général de Référence de Kinshasa du temps de son régime, pour honorer la mémoire de sa génitrice. Mais bien que débaptisé à la prise de pouvoir par Laurent-Désiré Kabila, les Kinois ont du mal à appeler cette grande institution hospitalière par son nouveau nom.
Au sortir de ce bureau de la police criminelle, j’ai pris soin de jeter un regard sur la voiture appartenant à Floribert Chebeya, logé présentement dans un tiroir froid de la morgue de l’Hôpital Général de Référence de Kinshasa. C’est une vieille Mazda 626 beige dont le fabricant a du mal à croire non seulement à l’existence, mais surtout à son état fonctionnel.
« Gamani, allons à la morgue de Mama Yemo », lancé-je au chauffeur aussitôt regagner le véhicule. Je dois vérifier si le corps de Chebeya y est déposé.
« Mon Dieu ! Donc il est mort, tu confirmes ? »
« Oui, la police criminelle me l’a attesté ».
Le Camp Lufungula et la morgue de Mama Yemo sont distants d’au moins un kilomètre. Ce qui nous permet d’y arriver aussi dans moins de cinq minutes. A ma question, le directeur de cette morgue nie catégoriquement et ne reconnait pas avoir enregistré depuis le matin le cadavre d’un homme répondant au nom de Chebeya. Malgré mon insistance pour le convaincre en lui signifiant que je détiens l’information de la police criminelle, il est de marbre, il ne cherche même pas à vérifier mon information auprès de ses services.
Devant cette ambigüité, je me demande finalement qui de la police criminelle et du directeur de la morgue de l’hôpital général de référence de Kinshasa, me mentait ? Soudain j’exclus le mensonge de la police. Elle n’a aucun intérêt à le faire, puisqu’elle m’a fourni assez de détails sans réticence. Donc, en face de moi, j’ai un menteur.
Pendant que nous échangions, je vois derrière lui un de ses agents qui suit notre conversation, manifester un comportement bizarre. Visiblement des gestes de quelqu’un qui n’approuve pas la dissimilation de la vérité par son chef. De ce dernier, je me dis finalement qu’il n’y a rien à obtenir. Je lui dis au revoir et me retire vers le portail de sortie sous un regard insistant de l’homme manifestant tantôt un comportement bizarre. Je comprends du coup qu’il a un message mais il est gêné par la présence de son chef. Ce qui m’oblige lorsque j’arrive au niveau du portail de manœuvrer pour l’attendre.
Peu de temps, je le vois venir mais changé d’habits. Il me dépasse en me faisant un clin d’œil, comme pour me dire de le suivre dehors. C’est là qu’il me confirme, après avoir loué le travail de qualité de Radio Okapi qu’il écoute tous les jours, que le corps de celui qui était jusqu’hier le Directeur Exécutif de la Voix de sans Voix, loge bel et bien dans cette morgue derrière mon dos.
Je regarde l’heure sur mon téléphone, il est 13h17’. J’appelle Léonard Mulamba au téléphone pour lui confirmer la mort de Floribert Chebeya. Je le sens très abattu dans sa voix lorsqu’il me demande de retourner vite à la rédaction pour l’annoncer sur les antennes.
Dossier assassinat de Floribert Chebeya, à lire dans « 20 ans de marche sur les œufs. Parcours de combattant d’un journaliste congolais »